Souveraineté technologique en IA : derniers spasmes ou réveil français ?
La géopolitique mondiale a relancé les appels à la construction d’une véritable souveraineté technologique en France et en Europe, notamment en IA.
En musique, les refrains reviennent. La politique a elle aussi ses refrains. Le thème de l’autonomie numérique et de la souveraineté est un de ces refrains. En 2015, le PDG d’Orange, Stéphane Richard dénonçait déjà “un retour de l’impérialisme et du colonialisme américain en matière de numérique."
"L’Europe n’est pas le paillasson numérique de l’Amérique. Nous aussi, nous sommes capables d’innover", s’indignait-il. Obama était alors président des États-Unis. Depuis le début d’année, Donald Trump est le locataire de la Maison-Blanche.
80% des technologies achetées en Europe sont extra-européennes
Les discours se sont durcis et le mot de souveraineté fait un grand retour. Est-il voué en 2025 à n’être qu’un refrain ? L’État français souffle le chaud et le froid. Il se veut en première ligne de la lutte pour la souveraineté technologique européenne.
Néanmoins, le ministère de l’éducation nationale vient de renouveler son contrat avec Microsoft - alors même qu’il a financé avec France 2030 des consortiums pour le développement de suites bureautiques et collaboratives souveraines. Une occasion manquée de réduire sa dépendance, déjà forte vis-à-vis d’acteurs extra-européens, comme le rappelle Bernard Benhamou.
Le secrétaire général de l’Institut de la Souveraineté Numérique intervenait le 19 mars lors du DIMS 2025 de l’IMA - qui vient de publier le “Manifeste pour la souveraineté technologique et l’autonomie stratégique du numérique en France et en Europe.”
“80% des technologies achetées en Europe sont extra-européennes. Quatre des 50 premières entreprises mondiales de technologie sont européennes, ce qui est anormal vu que nous sommes le premier bassin de consommation mondial de technologie”, souligne Bernard Benhamou.
Sur le cloud, la dépendance atteint 77% en Europe. AWS, Microsoft et Google se taillent à eux trois la part du lion. Calcul, cloud et IA échappent aux Européens et il est critique que le Vieux-Continent réduise sa dépendance dans ces trois domaines, met en garde le représentant de l’ISN.
Ambition maîtrise de la technologie de l’IA de bout-en-bout
“S’il n’y a pas d’investissement massif de la puissance publique en Europe, ce que réclame par exemple le rapport Draghi, qui propose 800 milliards d’euros par an, c’est l’agonie européenne en fin de course”, poursuit-il.
Au sein de l’administration française, le risque est bien pris en compte, assure Alexis Bacot, directeur de projets en intelligence artificielle à la DGE (Direction Générale des Entreprises). “La souveraineté numérique est un sujet auquel nous sommes extrêmement attentifs et notre rôle est d’orienter les politiques publiques pour concrétiser cette souveraineté.”
La concrétisation passe notamment par le fait “de s’intéresser à la maîtrise de la technologie de l’IA de bout-en-bout en s’appuyant sur l’écosystème français, très riche et dynamique, que nous allons chercher à structurer lors des années qui viennent.”
A ce titre, la commande publique constitue “un levier majeur”, déclare Alexis Bacot. L’investissement public est en outre décrit comme un moyen de stimuler l’achat privé en faveur du développement des fleurons nationaux et européens.
“Nous menons en ce moment un travail, notamment avec la direction des achats de l’État, pour recenser, cartographier toutes les offres afin que la commande publique soit mobilisée efficacement et vers l’écosystème français”, indique-t-il encore.
"Nous devons faire autre chose que piloter des budgets IT à court terme"
Pour Aldrick Zappellini, Group CDO du Crédit Agricole, le privé ne peut pas compter seulement sur les pouvoirs publics pour agir sur la dépendance numérique. “Nous devons faire autre chose que piloter des budgets IT à court terme. Le prix que nous payons aujourd’hui n’est pas forcément celui que nous paierons demain”, met-il en garde.
Le Chief Data Officer et membre de l’IMA appelle donc à définir ses choix technologiques sur le plus long terme afin de s'attaquer aux risques de dépendance. “C’est une question de responsabilité des entreprises” et un devoir pour tout décideur, juge-t-il. Encore faut-il toutefois parvenir à s’extraire “de la dictature du time-to-market”.
La problématique n’est pas nouvelle et c’est finalement la brutalité de Trump qui empêche aujourd’hui de l’occulter. Aldrick Zappellini plaide pour la construction d’une véritable “vision stratégique” et “l’engagement d’un mouvement”. Le risque est sinon de voir, une nouvelle fois, les discours et exhortations se résumer “à un feu de paille”.
“J’aimerais bien que chacun aille plaider la bonne parole dans leur entreprise”, lance-t-il. Davy Gay, directeur Programme IA d’Egis, veut aller un cran plus loin encore et appelle les entreprises du secteur privé “à travailler plus ensemble” - y compris pour se doter d’une indépendance énergétique.
“Le commissariat au plan, ce n’est pas un gros mot. C’est être stratège, voir à long terme, mais agir maintenant.” Le privé, ne serait d’ailleurs pas inactif sur la question de la souveraineté d’après le sondage réalisé par l’IMA auprès de ses membres. En effet, deux tiers des répondants déclarent disposer de politiques et actions en place.
Pessimisme des entreprises sur la capacité de l'Europe à être souveraine
“Néanmoins, uniquement 5% d’entre eux considèrent que d’ici 2035 l’Europe a une chance d’être réellement souveraine; 30% pensent que c’est peut-être possible et 70% estiment que c’est impossible”, cite Christophe Grosbost, Chief Strategy Officer de l’association.
Du pessimisme sur la capacité de l’Europe à réussir certes, mais un soutien fort (80%) à l’égard d’un investissement plus conséquent de l’Europe en faveur de la souveraineté numérique. Et les collectivités locales ont elles aussi besoin d’un coup de pouce, témoigne Didier Langolff, DSI du Conseil départemental de la Haute-Garonne.
Le département prévoit, pour assurer la souveraineté des données, d'accueillir les données de l’ensemble des communes au sein de ses datacenters. “Mais les nôtres, où allons-nous pouvoir les mettre ?”, s’interroge-t-il.
“C’est là que nous avons sans doute besoin d’une aide de l’État”, poursuit le DSI, qui rappelle que pour adopter le cloud, les collectivités sont confrontées à une difficulté majeure : les tensions sur leurs budgets de fonctionnement (Opex), nécessaires pour acheter du cloud. “Nous avons besoin de trouver un modèle autour de la mutualisation.”
Place donc à l’action désormais ? Pour Bernard Benhamou, “la prise de conscience est derrière nous à présent” et il n’est “plus possible de faire semblant que les choses vont bien.” Le secrétaire général de l’ISN recommande de faire usages de deux atouts (“que l’on nous vole trop souvent”) : nos cerveaux et nos données.
“Nous avons à valoriser cela avec des acteurs européens. Ce n’est plus une vision patriotique. C’est une vision stratégique”, conclut-il.
Les 5 syndromes à contenir en GenAI : le regard d’Alstom
Utilisateur avancé de l’intelligence artificielle, Alstom s’appuie sur des méthodes industrielles, notamment en matière de software engineering, pour identifier et déployer des cas d’usage en IA générative. Témoignage de Mohamed Mazouni.
Employant 300 Data experts, Alstom dispose notamment d’une Data & AI Factory pour la conception et le déploiement de solutions d’IA, dont certaines basées sur l’IA générative. Une précédente édition de Secrets de Data donnait ainsi la parole à Pablo Celada, directeur AI Solutions Deployment & AI Operations d’Alstom.
Mohamed Mazouni, AI Innovation & Development Executive Director, est lui aussi un acteur de l’industrialisation de la GenAI au sein de l’industriel. Et pour y parvenir, il importe de se prémunir contre cinq syndromes.
Développer de l’IA, c’est aussi faire du software engineering
Le premier : la PoC Factory. “Développer de l’IA, c’est aussi faire du software engineering”, prévient en préambule l’expert. Or les fondamentaux (spécifications, test, intégration…) sont parfois négligés, générant des défauts.
“Après, on se fait abandonner par nos early adopters, ce qui casse la dynamique du déploiement et rend difficile de prouver le retour sur investissement.”
Deuxième syndrome : une approche drivée par la technologie. Et aucune entreprise n’y échappe sur un marché où cabinets de conseil et fournisseurs multiplient recommandations et annonces. Et Mohamed Mazouni de l’illustrer au travers de l’exemple des RAG (naive), auxquels succèdent désormais le Graph RAG.
“Qu’est-ce que nous faisons ? On provisionne, on achète des solutions, on commence à développer dans le cadre de cette course effrénée sur la technologie”, constate le directeur IA d’Alstom.
Les Quick Wins constituent un 3e travers observé en GenAI. “Nos dirigeants ont la pression du concurrent plus rapide que nous et qui les presse d’agir”, mais en écartant les projets structurants de long terme. “Mais les quick wins sont toujours limités en termes d’économies et de retour sur investissement.”
Seules 10% des initiatives lancées en IA quittent le laboratoire
One fits all et submersion de données complètent la liste de syndromes identifiés par Mohamed Mazouni. “Ce n’est pas parce qu’on dispose de beaucoup de données que la précision des modèles augmente”, prévient-il sur ce dernier.
Le spécialiste en IA préconise de respecter les fondamentaux sur la structuration et la classification des données, comme sur leur qualité. Il tient aussi à souligner que la définition des business cases en IA s’avère “très difficile aujourd’hui”.
D’ailleurs, précise-t-il, seules 10% des initiatives lancées en IA quittent le laboratoire. “Et selon certaines études, seulement 15% de celles sortant du lab pour aller en production génèrent des gains. Il faut donc respecter un certain nombre de bonnes pratiques pour maximiser les chances de succès.”
Selon Mohamed Mazouni, la réussite passe notamment par la structuration des idées au travers d’un portail où les demandeurs viennent soumettre leurs dossiers en respectant une formalisation (description, sponsor, budget, population…).
Une méthodologie agile de développement en place chez Alstom
Chez Alstom, les demandes sont étudiées par un AI Board avant d’être poursuivies en phase de PoC dans un environnement “playground” et généralement associé à des outils low code “pour aller vite” et impliquer des AI Citizen.
Le processus d’examen est ainsi découpé en plusieurs étapes successives avant éventuellement d'aboutir à l’injection du projet dans le backlog d’industrialisation. A ce stade, s’impose un retour aux fondamentaux du software engineering.
Alstom a donc mis en place “une vraie méthodologie agile de développement” reposant sur des livrables et des sprints. “Nous utilisons un ALM [Ndlr : Application Lifecycle Management], en l'occurrence Jazz d’IBM. C’est le seul moyen selon moi pour faire du développement à l’échelle et de façon industrielle.”
En matière de projets, Alstom mène des initiatives en GenAI sur quatre tendances que sont le multimodal (en particulier pour pouvoir exploiter les données des tableaux contenus dans les documents), les agents, le Graph RAG et le fine-tuning.
Sur le volet agent, Alstom a développé un assistant GenAI faisant appel à 4 agents distincts. Le premier, le guardrail, analyse la requête et contrôle sa conformité avec les règles établies. Les agents suivants vont déterminer sur la requête nécessite une recherche ou non. Lorsque du Retrieval est nécessaire, un 3e agent intervient. Il est spécialisé dans cette tâche et augmenté grâce au Knowledge Graph.
Agentic AI : fantasmes et réalité décryptés
Alors même que les entreprises cherchent toujours à transformer les promesses de la GenAI en valeur tangible, une nouvelle vague se diffuse : l’IA agentique. Sur le papier, les agents promettent des “supers pouvoirs”. Mais la réalité est à nuancer.
Les fournisseurs se sont engouffrés et tous désormais proposent des briques technologiques dans le domaine de l’Agentic AI, à l’image par exemple d’Adobe qui a rejoint en mars “la mêlée de l’IA agentique”.
Comme le décrivait le BCG en janvier lors d’une conférence, les projets dans ce domaine restent encore au stade du PoC et de l’exploration. La définition même de l’agentic ne fait pas consensus, signale Ludovic Gibert, CDO & Innovation Leader pour Crédit Agricole CIB.
Agentic : tous les ingrédients d'un blockbuster réunis
“Les agents IA sont des systèmes logiciels s’appuyant sur l’IA pour analyser instructions et informations afin de décider des actions à mener pour accomplir la tâche”, retient-il comme définition.
Par rapport à l’usage standard de l’IA générative, les agents ajoutent donc des actions. L’agentic se décompose par ailleurs en deux grandes catégories : les agentic workflows (soit le découpage d’un workflow et sa programmation) et les agents autonomes.
Ludovic Gibert le constate, ce sont ces agents autonomes qui génèrent aujourd’hui le plus de buzz et de fantasmes. Autonomes donc car capables (en théorie) de déterminer eux-mêmes les actions à réaliser, quand ces actions sont prédéfinies dans l’agentic workflow.
Mais pourquoi un tel buzz autour des agents ? La réponse est simple. Ils réunissent “tous les ingrédients d’un blockbuster” selon l’expert de CACIB. Ces atouts sont des performances dopées par rapport à l’IA générative, des super-pouvoirs supplémentaires (en particulier les actions) et la composabilité d’équipes d’agents spécialisés.
“L’approche agentic repose sur des principes relativement simples, à commencer par le découpage d’une tâche complexe en plusieurs tâches simples, d’itérer pour améliorer les résultats et de pouvoir utiliser des outils pour étendre les capacités”, résume Ludovic Gibert.
La Data Science “est un monde de hype"
Voilà pour la théorie. Yann Carbonne, architecte IA Gen pour le groupe Atlantic, rappelle toutefois que la Data Science “est un monde de hype. Et la hype de ce début d’année, c’est l’agentic”. Il juge donc prématuré de rendre un avis solide sur un domaine aussi émergent.
Concernant les agents autonomes et leur usage dans l’entreprise, le spécialiste préfère tirer un trait dès à présent compte tenu des limites actuelles des modèles. “Sur la partie workflow, en revanche, cela fonctionne”, ajoute Yann Carbonne.
Les agents sont ainsi une réponse aux limitations constatées dans l’utilisation de l’IA générative. “On se rend compte qu’il est nécessaire de spécialiser des bouts d’un projet (...) Vouloir tout faire en même temps ne fonctionne pas de ouf”
La résolution, par exemple pour le traitement de documents complexes, consistera à opérer avec une IA plusieurs boucles successives de N questions. Pour effectuer l’analyse, une centaine de questions sont soumises au modèle.
“Simple, ce pattern fonctionne parfaitement. Pourquoi ? La valeur de ce type de projet ne réside pas tant dans la solution technologique, mais dans la capacité du métier à construire et maintenir l’ensemble de questions”, détaille-t-il.
Diviser pour mieux régner grâce à l'Agentic AI
Le multi-agent en chaînage représente une seconde approche. Yann Carbonne développe du multi-agent pour un industriel pour le diagnostic de panne. L’opération est réalisée grâce à trois agents. L’agent produit s’assure que le contexte produit “est clair et bien défini”. Une demande est pour cela rapprochée des informations du PIM.
“L’agent redonne le contexte produit avec la demande à l’agent diagnostic, qui remplit la tâche la plus ardue”, témoigne l’architecte GenAI. Ce second agent va interroger (via du requêtage sémantique principalement) les fiches techniques des produits pour établir le diagnostic.
Enfin, le diagnostic est transmis à l’agent solution, “qui en fonction du diagnostic et du contexte client va apporter une réponse personnalisée.” L’agentic vise donc à simplifier des projets complexes “en divisant pour mieux régner.”
“En isolant chaque agent sur une tâche bien précise dans un workflow prédéterminé, on peut évaluer chaque agent et son mode de fonctionnement.” Yann Carbonne regrette toutefois les capacités actuelles des outils d’évaluation dans l’open source sur la partie agent.