GenAI chez LVMH, Rocher, Eiffage et Macif : des DSI moteurs ou dépassées ?
La DSI n’a pas le monopole de la technologie et l’IA générative vient encore un peu plus accentuer la redistribution auprès du métier. Chez LVMH, Rocher, Eiffage et Macif, les DSI s'activent.
La DSI n’a pas le monopole de la technologie et de l’innovation et l’IA générative vient encore un peu plus accentuer la redistribution auprès du métier. Chez LVMH, Rocher, Eiffage et Macif, les DSI conservent néanmoins un rôle clé pour faciliter et accélérer les usages. Témoignages.
50, 100, 200… La course aux cas d’usage de l’IA générative est terminée dans les entreprises. Chafika Chettaoui le rappelait le 17 juin lors de l’Afterwork Data & IA de Denodo. Les CEO eux aussi ont bien conscience de la nécessité de mener une stratégie basée sur des priorités et l’industrialisation d’applications en nombre réduit.
C’est l’approche ainsi défendue par le PDG du groupe Rocher, Jean-David Schwartz, lors du Google Cloud Summit de mai à Paris. Parmi les 200 cas d’usage identifiés lors de la phase d’idéation, seuls deux à trois par métier ont été conservés.
Un rééquilibrage entre les dépenses “people” et technos
La prochaine étape pour l’entreprise consistera à se focaliser sur des cas d’usage qualifiés de “game changers”. Le déploiement implique toutefois des transformations plus profondes des organisations et des métiers, et pas seulement l’ajout de couches technologiques supplémentaires.
Beyond Data platform #2 le 24 juin à 9h - Qualité des données : la « mal-aimée » redevient la priorité stratégique & Business des projets Data & IA ! https://go.soprasteria.com/l/961682/2025-04-24/5trbbn
Quid du DSI et de son rôle dans cette transition ? Nicolas de Bellefonds, directeur associé du Boston Consulting Group (BCG), anticipe une croissance des budgets technologiques des entreprises, mais aussi un rééquilibrage entre les dépenses “people” et technos.
Plus d’IA, et notamment d’agents, signifie plus de coûts. Et par ricochet plus de moyens pour les DSI ? “Le coût ne peut pas être porté par la seule DSI”, répond le consultant. La solution à l’équation consiste dès lors à déléguer en partie la gestion de budgets technologiques auprès des métiers eux-mêmes.
Quant au rôle du DSI, il porte sur la capacité à créer les infrastructures, l’outillage et le bon cadre pour que les métiers puissent faire leurs propres projets. “C’est déjà le cas aujourd’hui, on peut développer des produits technologiques de A à Z sans savoir coder. Pourquoi, entre guillemets, la DSI aurait-elle le monopole du code ?”
Plus de décentralisation donc, mais gouvernée ou fédérée, comme le recommande Chafika Chettaoui, mais aussi Ilias Charki Global Head of Data, Analytics & GenAI CoE. De l’autonomisation, mais encadrée, notamment pour des raisons de conformité (RGPD et AI Act), comme de maîtrise des coûts et du Shadow IT. Data Office et DSI interviennent sur ces enjeux.
Reconsolidation à venir autour de CIO ++
Nicolas de Bellefonds prévoit une “reconsolidation autour d’un CIO ++”, sans qu’elle ne se traduise par la responsabilité pour la fonction technologique de porter la transformation des métiers. C’est d’ailleurs ce positionnement que semblent adopter sur l’IA les DSI d’Eiffage, Macif, LVMH et Rocher. Un rôle souvent facilité par un siège au Comex.
“Depuis 3 à 4 ans, la Tech est au cœur de la transformation et accélère parce que nous sommes très proches de nos métiers. Nous portons les sujets”, revendique Franck Le Moal, DSI groupe de LVMH. Stanislas Duthier du Groupe Rocher, insiste lui sur sur le binôme constitué au Comex avec le directeur financier, lui-même utilisateur geek de l’IA.
Chez Eiffage, le DSI Jean-Philippe Faure avoue avoir pris connaissance de la forte adoption de ChatGPT par les collaborateurs via une analyse des données des sondes réseau. Un peu plus de 6000 (sur 80.000) s’en sont rapidement emparé.
“On s’est réveillé en réalisant qu’on était très en retard (...) Nous avons beaucoup de geeks à l’extérieur de la DSI, plus qu’à l’intérieur”, reconnaît-il. Et le réveil a consisté à proposer une alternative gouvernée à ChatGPT sous la forme d’un Secure GPT. Interdiction néanmoins, dans l’attente de la mise à disposition de l’outil, de proscrire l’utilisation d’autres solutions de GenAI.
“Dans les chantiers, les utilisateurs sont autonomes. Si on ne leur apporte pas de solution crédible, ils trouveront une autre voie”, justifie-t-il. Sur la base de Vertex AI de Google, Eiffage “a bâti une offre”, ouverte à terme aux collaborateurs. Résultat : “une chute considérable de ChatGPT” en parallèle “d’une hausse spectaculaire” de l’utilisation du Secure GPT baptisé “Le Chat Eiffage”.
Un moratoire GenAI pour la Macif pour se donner du temps
Depuis juin, seule cette application est autorisée, les autres outils étant bloqués. A la Macif, le cheminement a été un peu différent avec l’application d’un moratoire se traduisant par le blocage des IA génératives. Fabrice Leyglene, directeur du Digital et des Systèmes d'information, assume une décision peu populaire auprès des salariés.
Ce gel visait à permettre à l’assureur “de se donner le temps et de se structurer autour d’un groupe de travail IA issu de l’IT et de l’innovation, mais aussi afin de mobiliser les différents métiers de l’entreprise”. Cette étape avait pour objectifs d’identifier les cas d’usage, mais aussi les impacts sur les métiers, tout comme les aspects risques & conformité.
Dans le cadre d’une gouvernance mutualiste, cette période a également été mise à contribution pour formaliser un Manifeste de l’IA. “Allant un peu au-delà d’une charte”, il aborde les différents impacts liés à l’IA (sociaux, sociétaux, environnementaux et humains), décrit le DDSI de Macif.
Figurent aussi dans le manifeste des “lignes rouges”. Pour concilier responsabilité et usages, la Macif dispose de “deux boards”, le premier axé éthique & impacts. Le second est dédié aux cas d’usage et “appuyé par des champions IA dans chaque direction métier” pour un suivi précis de l’utilisation.
LVMH a suivi une méthode comparable à l’assureur, avec la formalisation d’une charte des usages. Début 2023 après des discussions avec OpenAI, l’acteur du luxe a estimé indispensable de réagir rapidement. “On a considéré qu’il ne fallait pas bloquer, mais accompagner”.
LVMH met en place un Responsible AI Office
Après quelques semaines, l’entreprise se dote d’un GPT interne, MaIA - aujourd’hui basée sur Vertex AI. “En même temps, pour accompagner, et surtout pour que nos employés se servent de ces technologies avec les données de l’entreprise, nous avons encadré l’usage de la GenAI, et très vite mis en place une charte des usages”, témoigne Franck Le Moal.
En juin 2023, MaIA et charte étaient finalisées. “Tout cela se construit au fur et à mesure”. Et depuis, le dispositif a été complété par la mise en place d’un Responsible AI Office. Il garantit l’utilisation d’une IA responsable et préservant les savoir-faire du groupe et ses métiers. Sur ces enjeux, le DSI précise que LVMH a conclu un partenariat avec l’université de Stanford.
Rocher dispose également d’une charte, jugée essentielle pour sensibiliser les collaborateurs à la problématique de la confidentialité des données, et afin de les acculturer dans une optique de démultiplication des usages. Pour acculturer, la DSI est intervenue au sein de comités de direction et de points d’équipe. En collaboration avec Mendo, Rocher a en outre formé (plus de 600 salariés) au prompt.
Eiffage défend aussi l’importance de la formation des collaborateurs, obligatoires pour ceux-ci. La GenAI “est un outil. Il faut apprendre à s’en servir”, considère Jean-Philippe Faure. La formation vise à rappeler des règles (les do et don’t).
Pas question cependant d’ouvrir l’accès à l’IA à tous dans l’entreprise pour mesurer au mieux le taux d’adoption. Depuis janvier, 4500 salariés ont été formés en e-learning sur des sessions de 80 minutes. Parmi eux, plus de 90% utilisent l’IA au quotidien, souligne le DSI du BTP.
80 minutes de formation capitales pour le salariés chez Eiffage
“C’est sans doute les 80 minutes les plus importantes de la vie des collaborateurs. Je pèse mes mots”, juge-t-il. Un cas d’usage déployé dans l’entreprise, sur la réponse aux dossiers de consultation (DCE), est d’ailleurs le fruit d’un collaborateur ainsi formé.
“Il a généré beaucoup de valeur. Avant, on mettait deux jours pour analyser un DCE. On est passé à 20 minutes”, cite Jean-Philippe Faure. Tous les projets aboutis n’ont cependant pas suivi ce même cheminement.
Pour encourager les initiatives, la DSI a développé Workflow Builder, une application conçue pour accompagner les utilisateurs dans la création de prompts. Le processus est donc guidé avec des propositions de prompts, de sources et de variables.
L’utilisateur peut en dernière étape, “fondamentale”, sélectionner un LLM et la “température” pour privilégier créativité ou norme. Avec le “system prompt”, le collaborateur précise le contexte du prompt. Selon le DSI, cette solution permet aux utilisateurs “d’être plus efficaces dans l’utilisation de l’IA au quotidien.”
Fabrice Leyglene de la Macif identifie lui aussi différents cas d’usage de la GenAI. En mai, l’assureur en comptabilisait une cinquantaine en cours d’expérimentation, “à plus ou moins grande échelle.” Parmi ces pilotes, Gemini for Workspace auprès de 300 salariés de différents métiers.
Un passeport IA pour les utilisateurs de la GenAI
Le projet rappelle la multiplication des tests de Microsoft Copilot dans des entreprises - rarement concrétisés par des déploiements à l’échelle. Quelques exceptions cependant avec TotalEnergies et BNP Paribas - qui dispose de 6000 licences (pour un total de près de 180.000 salariés).
Le DDSI de Macif note que les gains en productivité “sont assez variables selon les métiers”. La phase 1 du pilote mesurait la valeur au niveau individuel. “Une deuxième passe pour mesurer de façon collective” est prévue à présent. Le but déclaré : “évaluer comment l’IA va bouleverser la manière dont les équipes travaillent entre elles et comment l’encadrer.”
Au préalable à des déploiements (12.000 salariés), l’entreprise envisage la création et la délivrance d’un “passeport IA”, un passage-obligé pour les collaborateurs afin que ceux-ci soient réellement préparés et formés à la technologie.
“On pourrait croire que l’IA générative est hyper intuitive, mais ça ne l’est pas tant que cela. Si on veut en faire un vrai bon usage, il faut l’encadrer un minimum sans le scléroser”, considère Fabrice Leyglene. Du côté du groupe Rocher, la diffusion et la démultiplication s’appuient notamment sur des champions dans les métiers et sur le collectif, assure Stanislas Duthier.
Franck Le Moal de LVMH cite en premier MaIA, le produit “généraliste” de GenAI, qui totalise 2 millions de requêtes par mois et 40.000 utilisateurs réguliers. L’acteur du luxe a équipé par ailleurs ses conseillers de vente d’un assistant sur iPhone et développé avec Salesforce.
Un pont entre RPA et agentic AI, qualifiée de game changer
“Tout vendeur va être capable aujourd’hui de personnaliser une interaction ou un message venant de son application de clienteling, enrichi par un moteur de GenAI.” LVMH étend progressivement le scope à l’idéation produit, “mais bien entendu, primauté à la création humaine.” L’IA s’applique ainsi au niveau des moodboards des créatifs et designers.
Les DSI s’accordent sur la nécessité de “prioriser” les projets et de s’orienter, après la démocratisation, vers des initiatives plus stratégiques et cœur de métier. Pour la Macif, ce cœur business, c’est la gestion des sinistres, en commençant par le contrat à l’amiable auto dans l’optique “d’accélérer ce processus (...) Nous poursuivons sur l’ensemble des étapes” d’un sinistre.
“Nous commençons à utiliser l’IA générative pour aider l’expertise, la réaliser beaucoup plus rapidement, la faire à distance, pour embarquer l’assuré dans ce processus.” Et si la gestion de sinistre est considérée comme stratégique, c’est car elle est centre de coûts, mais aussi clé dans “la réputation de l’assureur”. En clair, le sinistre constitue un différenciateur sur le marché de l’assurance.
“Nous investissons depuis des années dans la gestion des sinistres et l’IA générative sera un game changer sur cette partie. Nous en sommes certains”, insiste Fabrice Leyglene. Rocher s’intéresse lui aussi à des applications “game changer” de l’IA, comme en témoignait son CEO, en particulier au niveau de la formulation des produits cosmétiques.
Déjà expérimenté en matière de RPA, la DSI prévoit de compléter les robots grâce à l’agentique. “Un pont est en train de se faire avec la RPA”, argue Stanislas Duthier, qui n’oublie pas pour autant “la colonne vertébrale” (cloud, data, API, sécurité).
Les 5 priorités GenAI de LVMH et ses agents verticaux
Pour les game changers, ces ponts “vont servir à transformer, à augmenter, un métier, un juriste ou un acheteur”, par exemple. L’entreprise identifie des game changers “plus en profondeur”, notamment au niveau de la direction scientifique.
L’ambition : “aider à identifier des voies sans issue plus rapidement, valider des formules ou des actifs plus vite… Cela peut nous amener à un time-to-market plus favorable ou à mieux orienter notre travail au quotidien sur nos formules.”
Chez LVMH, cinq priorités ont été fixées : l’interaction client, le marketing, l’e-commerce, l’idéation produit et l’efficience. “Nous avons commencé par une vision transversale. Nous allons de plus en plus vers une vision verticale”, annonce Franck Le Moal. Cela se traduira par la création d’agents par “territoire métier”.
“Nous investissons beaucoup dans l’agent retail”, ajoute-t-il. D’autres agents doivent suivre. Mais ceux-ci sont amenés également à être “réutilisés”. La multiplication des agents entraîne avec elle des besoins en matière d’orchestration.
La DSI d’Eiffage veut gagner la bataille des agents
A la DSI d’Eiffage, prise de vitesse par les métiers sur la GenAI, l’horizon est celui des agents. “Nous avons perdu la bataille sur l’IA générative (...) Nous aimerions gagner celle des agents IA. Nous avons une vraie chance” d’y parvenir, estime Jean-Philippe Faure. Les équipes travaillent comme chez LVMH sur des verticales.
“C’est l’avenir. L’horizontalité, tout le monde l’a créée. Maintenant, il faut créer la verticalité pour aller dans la chaîne de valeur. La plus ‘simple’, c’est les approvisionnements, des processus bien maîtrisés. On pense que les agents permettront ici des gains de productivité très forts.” D’autres verticales, dont les RH, sont ciblées.
“Tous ces agents devront être animés et orchestrés (...) Les agents d’aujourd’hui sont les applications de demain”, anticipe le DSI de LVMH. Et la DSI aura un rôle à remplir dans la maîtrise et la gouvernance de cet écosystème agentique.
Verticalité et cohérence d’ensemble sont “le défi classique de la tech”. Il le restera “pour les mois et les années qui viennent” sur les agents et leur orchestration.