Comment France Télévisions a décentralisé pour accélérer l’IA
Après un modèle centralisé piloté par la DSI, France Télévisions a repensé son organisation pour accélérer le delivery en IA. La porte d’entrée des projets et leur coordinateur : le Tech Lab.
L’aventure IA de France Télévisions a démarré en 2018. A cette date, le DSI Frédéric Brochard installe un nouveau service, centralisé, baptisé DAIA, contraction de Data et IA. Les projets associés sont alors menés de manière centralisée.
Les organisations ne sont cependant pas figées. Ce modèle convenait en 2018. Il a dû par la suite évoluer “avec l’accélération de l’IA”, explique Romuald Rat, directeur Tech Lab et IA de France Télévisions. En effet, en 2022/2023, le groupe audiovisuel fait le bilan et identifie les limites d’un tel modèle centralisé.
Une organisation en trois couches et un coordinateur
“Nous avons pris conscience qu’il fallait casser ce système”, témoigne-t-il. Est alors créé le Tech Lab, en charge de l’innovation technologique et de l’intelligence artificielle. L’organisation est reconfigurée en trois couches :
DAIA sur l’expertise de l’IA, la fourniture d'infrastructures et de services
Des Data Scientists au sein de secteurs d’ingénierie et proches des SI ou systèmes de production de chaque métier. “Il fallait que l’IA s’intègre dans les process et viennent petit à petit”.
Le Tech Lab en haut de la fusée en tant que “coordinateur” et “orientateur”, et dont le rôle est également de définir des priorités. “Nous n’avons pas d’ingénieurs, mais nous travaillons tous les jours avec eux.”
En provenance de l’opérationnel (de caméraman à directeur des moyens de l’information), Romuald Rat a donc été nommé à la tête du Tech Lab il y a près de deux ans par Frédéric Brochard. “Il m’a demandé de venir pour être une sorte de coordinateur accélérateur des projets d’innovation.”
Dans ce cadre, le Tech Lab de France TV intervient donc sur les domaines de l’innovation technologique liée aux processus de production et les cas d’usage de l’intelligence artificielle. Pour réaliser ces tâches de “coordination, idéation, accélération”, l’entité dispose d’une “petite équipe” de quatre personnes.
Le Tech Lab peut à la fois initier des projets et accompagner des directions dans leur démarche d’idéation en matière d’IA. “Nous allons la plupart du temps transformer l’idée de départ pour la rendre atteignable.”
Du pragmatisme et des cas d’usage transverses
L’entité innovation & IA s’efforce en outre d’intégrer, avec pragmatisme, les projets au contexte du groupe et dans une volonté de mutualisation entre les filiales du groupe de 9000 personnes et l’écosystème de l’audiovisuel public.
“La plupart des besoins peuvent se recouper même si nous sommes sur des entités très différentes”, souligne Romuald Rat. Au sein de cette organisation décentralisée, le Tech Lab n’intègre pas d’experts techniques de l’IA, mais met l’accent avant tout sur la coordination.
Le Lab emploie ainsi des chefs de projet et des compétences de direction de projet et d’animation de séances d’idéation avec les métiers. “Notre force, c’est d’être en lien très fort avec le métier”, insiste son directeur.
Pour le développement et la mise en production, France Télévisions dispose donc de compétences Data & IA dans chaque secteur d’ingénierie sous forme de squads et d’expertises au sein de DAIA.
“Pour avancer de manière pragmatique, il faut être au plus proche. Si je suis proche de mon SI info, de mon outil de production de l’information, je peux intégrer par degrés les solutions d’IA et petit à petit progresser.”
Le résultat, c’est ainsi une “organisation décentralisée”, un thème d’échange majeur entre acteurs européens de l’audiovisuel. Et le directeur du Tech Lab juge satisfaisants les premiers effets du passage à ce nouveau modèle fin 2023.
Une démarche étape par étape fondée sur la concertation
“L’objectif était d’accélérer le delivery. Et oui, on constate que le delivery accélère et que nous avons pu éviter toutes les initiatives de shadow AI telles qu’on peut les observer un peu partout”, déclare-t-il.
Ces gains sur le delivery, Romuald Rat les explique par la place accordée à la concertation avec les parties prenantes, métiers et ingénierie, “amenées dans une démarche étape par étape”, permettant ainsi “d’éviter la dispersion”.
Romuald Rat préconise également des développements bénéficiant à un grand nombre, comme par exemple la transcription (speech-to-texte) dans l’information. “Quand je traite le sujet de la transcription, j’adresse 4500 personnes.”
Si toutes les spécificités ne peuvent être couvertes en une fois, il est cependant possible de répondre à un besoin commun “en commençant par un socle”. Ce socle unique pour les différentes rédactions est d’ailleurs en cours de déploiement.
La première étape du déploiement concerne l’information du siège (soit environ 800 personnes, journalistes, documentalistes et monteurs). En juin, 3500 à 4000 personnes auront accès à la fonction de transcription via le déploiement auprès du réseau régional.
“Mais pour l’instant, nous ne travaillons pas sur la V2. Nous nous concentrons sur la V1 pour tous. Ensuite, nous procéderons à un retour d’expérience. C’est seulement alors, sur la base de ce premier usage, que nous déciderons de la V2.”
PURe pour pragmatique, utile et responsable
Si cette approche a pu susciter quelques frustrations dans les équipes, reconnaît Romuald Rat, il estime que “l’aspect pragmatique et utile” a eu raison de l’opposition. “Ils constatent que l’effet est concret et réel.”
Le directeur du Tech Lab, “point d’entrée” des initiatives, revendique ainsi une démarche intitulée “PURe”, pour pragmatique, utile et responsable. En provenance de l’opérationnel, le responsable affirme son attachement à la poursuite de cas d’usage précis des métiers “et travaillés avec eux”.
Et le qualificatif de responsable ? Il s’exprime par le fait de privilégier des solutions européennes et par une préoccupation à l’égard de leur impact environnemental. Responsable aussi à l’égard des salariés de France Télévisions (évolution de carrière et connaissances sur l’IA…), accompagnés notamment par de la formation.
Pour acculturer et sensibiliser, le Tech Lab opère au travers de différentes actions, dont des interventions et séminaires dans des Codirs, y compris en faisant intervenir des externes. Sont aussi organisés des Points IA.
Le premier se tenait en mars. Le format est voué à devenir récurrent, “une à deux fois par an selon les avancées”. L’objectif de ces rendez-vous “est de porter et montrer ce que l’on fait” avec des stands présentant les réalisations et des masterclass, par exemple sur la pratique du prompting en 30 minutes.
Des modules de formation dans une optique IA pour tous
France Télévisions inscrit également ses actions dans la durée. Elle peut pour cela s’appuyer sur son université interne assurant tout type de formation pour les salariés (management, conduite d’entretien, etc.).
Avec l’université, le Tech Lab a conçu un tronc commun de modules d’e-learning, sept au total. De 7 à 10 minutes, ces modules forment aux fondamentaux de l’IA. “Nous devons donner les bases de l’IA à tous les salariés, quel que soit leur poste.” Les deux premiers modules étaient mis en ligne en mars. L’offre sera complète fin mai.
A ce socle de base en IA, l’université ajoute des formations approfondies de 1 à 2 jours sur l’IA dans les métiers. Le Tech Lab collabore à une phase 3 visant à doter les apprenants de compétences (certifiées et reconnues) sur l’intelligence artificielle.
La démarche en matière de formation est une réponse à la ligne fixée par la présidence de France Télévision et qui prévoit un accès à l’IA par tous les salariés. L’IA pour tous suppose ainsi formation et fourniture d’outils.
Parmi ces outils, certains sont métiers comme sur la transcription. D’autres sont plus généralistes. C’est le cas de MedIAGen, une plateforme de services d’IA générative. Pour France TV, MedIAGen permet de massifier l’usage, mais dans un cadre sécurisé - en réponse au Shadow AI installé et à des préoccupations de sécurité.
La plateforme de GenIA MedIAGen ouverte à 9000 salariés en 2025
La plateforme exploite en ouverture un modèle de Mistral AI. D’autres LLM sont cependant accessibles : Gemini, GPT-4 et Claude. Le service permet de réaliser différentes actions, comme sur n’importe quelle application de GenAI, mais sans transfert des données vers l’extérieur.
Le déploiement de MedIAGen est progressif. Son utilisation est possible, mais non imposée. Fin mars, il comptait un millier d’utilisateurs. L’entreprise vise les 9000 collaborateurs de France TV et ses filiales à l’automne 2025. “J’espère que ce chiffre sera atteint dès cet été”, déclare Romuald Rat.
Le coût de la plateforme, dont l’accès est désormais possible depuis les terminaux personnels, est évalué à 5 euros mensuels par utilisateur. L’ouverture aux devices extérieurs, dont iPhone, est justifiée par la volonté “de coller aux usages des journalistes sur le terrain”.
Pour accompagner l’adoption de MedIAGen, un des sept modules de formation porte spécifiquement sur l’outil. Un second concerne quant à lui le prompt, dont les pratiques s’appliquent donc au service d’IAGen de France TV.
Cette offre de modules pourrait encore être étoffée à l’avenir. A noter qu’une page dédiée de l’intranet agrège toutes les ressources existantes sur l’IA. “C’est un travail de fond qui est mené. A France Télévisions, nous voulons avancer sur l’IA avec pragmatisme et de manière construite.”
Pas de sprint et de course à l’armement, mais un mur solide
Romuald Rat reconnaît ouvertement et souvent “freiner les gens. Ce n’est pas un sprint. Je ne suis pas pour une course à l’armement.” En analogie au maçon, le directeur du Tech Lab préfère construire niveau par niveau afin que “le mur tienne”.
“La ligne est défendue par tous, dont le CTO et la DRH. Nous sommes parfaitement alignés : pas de sprint, pas d’effet wahou. Allons-y de manière très consolidée.” Au Tech Lab, le directeur se réjouit d’ailleurs d’une redescente de la vague IA depuis l’automne 2024 au profit d’un recentrage sur des effets “concrets et réalistes.”
Pour France Télévisions, rigueur et précaution dans l’usage de l’IA, par exemple sur les salles de montage, sont aussi justifiées par l’éthique liée au traitement de l’information.
“Nous faisons de l’information. Nous devons être très prudents. Il y a des règles sur l’utilisation et la transformation des images. Nous sommes service public et trois fois plus scrutés que n’importe quel autre média.”
La sécurité informatique constitue une autre problématique dont tenir compte. “Pour avoir de l’IA sur les salles de montage, elles doivent être reliées sur Internet. Nous nous souvenons tous de TV5Monde”, rappelle Romuald Rat en référence à la cyberattaque subie par la chaîne en 2015.
Le sous-titrage un “gros bloc” sur l’IA chez France TV
Cette approche a d’ailleurs permis à France Télévisions de livrer plusieurs projets. C’est le cas notamment dans le domaine du sous-titrage, “un gros bloc” pour l’acteur de l’audiovisuel. France TV dispose d’une filiale “réputée” dans le doublage et le sous-titrage.
Les salariés de cette entité ont accès “à une aide de l’IA” pour la reconnaissance vocale. Néanmoins, le travail s’effectue manuellement. Depuis novembre 2024, et afin de répondre à la demande de produire plus de programmes sous-titrés, a été mis en place un sous-titrage par IA pour Franceinfo (12 des 18h30 d’antenne).
6h30 étaient déjà sous-titrées par des humains. Sont venus s’ajouter 12h assurées par l’IA avec des sous-titrages synchronisés. “On a un double travail de l’IA. De l’IA fait le sous-titrage et une autre IA resynchronise le sous-titrage avec l’image.” Cette fonction est activée sur l’offre OTT (télévision par internet).
“C’est un chantier en perpétuel évolution”, précise le Tech Lab. L’enrichissement du transcript est en projet “en allant scraper notre base de données de France Info, soit tous les articles. Nous allons intégrer aussi les noms des villes, des maires, etc… afin que les données soient reconnues par le transcript.”
Le speech-to-text combine Whisper et Pyannote
Sur le speech-to-text, la livraison se poursuit. Des évolutions sont aussi au programme, et pour certaines déjà déployées, comme la traduction automatique des interviews en langues étrangères. Les utilisateurs concernés : journalistes, documentalistes et monteurs.
La fonction d’IA est intégrée dans les outils de production, différents entre siège, région, numérique et outre-mer. L’IA permet ainsi à un journaliste de retour d’une interview de lancer un transcript rapide en un clic (8 minutes d’exécution pour 1h de rush).
Le système repose sur une double intégration entre Whisper et Pyannote. Le second logiciel “apporte une énorme amélioration grâce à ses capacités dans la reconnaissance des différents locuteurs.” La combinaison permet de réduire à moins de 7% les erreurs, contre environ 70 à 75% avec Whisper seul. Les gains résident aussi du côté du temps de montage.
Indexation et transcription “grand chantier de 2025”
Sur l’indexation et la transcription, le “grand chantier de 2025”, le début d’année a été consacré au pré-projet. La réalisation devait débuter fin avril. Toutes les directions sont impliquées autour d’une feuille de route prévoyant le lancement de 8 à 9 projets distincts avant l’été sur des fonctionnalités.
Reconnaissance faciale, analyse sémantique des contenus, reconnaissance des objets et numéros, sélection des séquences, génération des tags (tags qui sont associés à au moins 3 usages distincts : indexation, référencement et recommandation) sont en cible des développements.
Ces fonctions vont permettre de répondre à des obligations réglementaires (mesure du temps de parole, parité entre intervenants…), faciliter la réutilisation d’images et la recherche pour les documentalistes. Mais les données extraites grâce l’IA peuvent aussi servir les besoins sur la recommandation et la publicité.
“Plus on a de Data programme et mieux on peut recommander, être référencé sur Google, mieux FTV Pub peut travailler sur l’insertion ou les prerolls” et la pertinence de la publicité avec le programme associé, détaille Romuald Rat pour illustrer l’apport de ces projets.
Exploration en cours sur la recherche des signaux faibles d’actualité
A ces chantiers officiels, complétés par d’autres confidentiels à ce jour, s’ajoutent des projets exploratoires. En association avec Radio France et l'audiovisuel public, France TV s’intéresse ainsi à la recherche des signaux faibles d’actualité.
Un exemple : la crise agricole de 2024, qui a surpris. Des reportages antérieurs avaient pourtant relevé des signaux. La technologie pourrait aider. France TV explore ce sujet au travers d’une analyse sémantique des sujets traités. Pour l’approfondir, les partenaires du public mettent donc leurs ressources en commun et leurs approches “complémentaires.”
Le programme s’annonce chargé pour France Télévisions. Plusieurs objectifs ont été confiés au Tech Lab, notamment en matière d’enrichissement des contenus et d’indexation. Dans les autres domaines, les objectifs sont en cours d’évaluation, sur le plan technologique et humain.
A titre personnel, Romuald Rat se fixe pour ambition de “passer le cap de la communication vis-à-vis des salariés”, c’est-à-dire de la compréhension de l’IA et de son apport pour leurs métiers. “Si à la fin de l’année, j’ai 4500 utilisateurs réguliers de MedIAGen, soit 50% de la population, je serais très satisfait.”
“Nous sommes à un stade où les journalistes commencent à comprendre que l’IA peut leur permettre d’être des journalistes augmentés. C’est un vrai enjeu que de les amener à cette compréhension que l’IA peut leur faciliter le travail et les aider à produire une information plus exigeante et transparente, ce qui est notre mission de service public”, conclut-il.
Les analyses et actualités Data & IA
Cloud et IA dans le secteur public : instruments de souveraineté -La géopolitique remet au goût du jour la quête de souveraineté, notamment au sein du gouvernement. Dans ce cadre, Clara Chappaz a détaillé les actions de la France sur le cloud et l’IA. Alain Droniou de l’AMIAD a par ailleurs souligné l’importance de ne pas se focaliser sur les seuls GPU.
Europcar en route pour le data-driven - Europcar Mobility Group a engagé un programme de transformation par la donnée. La démarche passe par la modernisation du pilotage avec une harmonisation autour d’une nouvelle solution BI. Le Data Office et les métiers collaborent aussi sur la gouvernance, l’autonomisation et la GenAI.
Après OpenAI, Le Monde signe dans l’IA avec Perplexity - Intégration d’un moteur de réponse, outils innovants pour la rédaction et protection des droits sont au cœur de l’accord conclu entre Le Monde et la startup IA Perplexity. En 2024, le journal signait un partenariat avec OpenAI.
Generali et Evinance ne s’épargnent pas sur l’IA dans l’assurance - L'assureur et la fintech française signent un partenariat pour combiner algorithmes d’IA et produits d’assurance-vie et d’épargne-retraite. La startup exploite la technologie pour proposer des solutions d'épargne personnalisées et digitalisées.
Medium 3 et Le Chat Entreprise derniers nés de Mistral AI - Mistral AI complète encore son portefeuille de modèles avec Medium 3, un large model conciliant performances, coûts et simplification du déploiement. L’assistant Le Chat Enterprise repose sur Medium 3.
GenAI en France : démocratisation accélérée, mais aussi des fractures - L’adoption de l’IA générative en France a progressé de 40% en un an, mesure le Baromètre 2025 Talan/Ifop. Mais l’étude met aussi en évidence des fractures générationnelles et territoriales persistantes, et l’impréparation de certaines entreprises.
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